Didier Bay est âgé de 10 ans lorsque sa mère Odette l'emmène au cinéma voir Vera Cruz (1954) de Robert Aldrich.
Ma mère appréciait beaucoup les Westerns. Elle allait rarement au cinéma mais il lui était arrivé de saisir le prétexte de m'accompagner pour aller voir un western avec moi.
C'est ainsi que j'ai vu ce film pour la première fois avec elle . Nous en étions ressortis emballés.
Ma mère avait un faible particulier pour Garry Cooper qu'on pouvait considérer comme une sorte de transposition westernienne de mon père.
Ce dernier dans sa jeunesse avait plutôt des allures de Tarzan dans ses premières figurations connues à l'écran. Il était grand et séduisant avec toutefois une allure et une démarche moins hésitante que celle de Garry Cooper.
Quoi qu'il en soit dans le film le personnage de mon père est bien représenté dans son rôle du bon.
_Ici le rôle de Burt Lancaster avec son sourire éclatant, qui séduisait ma mère, qui correspondait assez bien à l'homme sans foi ni loi , sans scrupule et concentré sur ses intérêts personnels avec tout le charme des grands bandits d'honneur qui sont parfois capables de reconnaitre et de respecter des valeurs qu'il considérait pourtant comme des caractéristiques des faibles et des sentimentaux.
_ on voit ici mon père qui montre ses capacités _
Quoi qu'il en soit donc dans ce film le personnage de mon père est assez bien représenté dans son rôle du bon, celui qui a des regards et des gestes humains, qui est capable de laisser parler son cœur sans donner la priorité absolue à son intérêt personnel, capable donc d'une certaine générosité, ce qui ne l'empêche pas d'être décisif et efficace dans l'action comme nous venons de le voir _
Burt Lancaster ne cesse donc de plaisanter mon père sur ses sentiments d'homme-légume, de pied-tendre , en même temps qu'il est bien obligé de reconnaitre que mon père n'est pas un idiot, le film démontrant une certaine efficacité de mon père dans un domaine où Burt Lancaster se croyait imbattable.
On voit donc l'affrontement de ces 2 hommes dans un compagnonnage difficile où chacun est bien conscient du danger potentiel que représente l'autre par rapport à l'ambition que chacun a de sortir du film avec les caisses pleines d'or qu'ils sont censés escorter et protéger à leur insu.
Ceci donc jusqu'à l'affrontement final qui veut que, ayant effacé dans un effort commun les divers obstacles extérieurs , ils se retrouvent inévitablement face à face.
Evidemment la rencontre a lieu de mauvais grés pour mon père qui pourtant est décidé à ce que Burt Lancaster ne prive pas les mexicains de l'or qui leur revient. C'est ainsi que ses sentiments ont évolué pendant le film.
Burt Lancaster lui n'a pas changé d'opinion, il entend bien ne partager cet or avec personne et ça n'est pas cet homme-légume qu'est mon père qui va l'en empêcher.
Aussi le duel a-t-il lieu, mais la scène du duel est troublante dans quelques détails.
Pourquoi Burt Lancaster rengaine-t-il son révolver après que le premier coup de feu ait été tiré ?
On découvre alors qu'il est grièvement touché car il s'effondre.
Mais pourquoi n'essai-t-il pas de tirer à nouveau, malgré tout, sur mon père. ? D'ailleurs il garde la main sur son révolver, qui, quoi que rengainé, est tout de même dirigé vers mon père qui s'approche vers lui, et pourquoi ce sourire juste avant de mourir en regardant mon père ?
_ici mon père sauve la mise de Burt Lancaster dans une mauvaise situation _
Ma mère est persuadée que Burt Lancaster s'est laissé tuer par mon père pour laisser vivre, sans perdre la face, une cause qu'il juge finalement, au dernier moment, plus généreuse que la sienne. En même temps il joue ainsi un dernier tour à mon père puisqu'il l'oblige à le tuer.
Le geste rageur de mon père qui jette le revolver de Burt après l'avoir regardé, laisse aussi sous entendre que Burt n'a pas tiré.
Une autre hypothèse est que le revolver de Burt Lancaster était vide, qu'il rengaine donc son arme inutile et meurt en souriant à la fatalité qui le place comme perdant et mon père l'homme-légume comme le vainqueur final d'un affrontement qui dura le temps d'un film et au profit d'une cause altruiste, ce qui est le comble de la fatalité pour Burt Lancaster.
Mais cette hypothèse d'un tireur d'élite qui se promène avec une arme décharge est absolument insoutenable, fatalité ou pas.
Il reste alors la 3ém hypothèse, la bonne, parfaitement visible dans les images au ralenti.
_ ici mon père jette un fusil et Burt Lancaster voit les chances tourner plutôt de son coté et son sourire séduisant, tout au moins qui séduisait ma mère, vient se plaquer sur son visage, il se sent sur de lui _
Burt Lancaster donc dégaine le premier et tire . Mon père lui-même a dégainé et tiré, et fait mouche puisqu'il reste intouché alors que Burt s'effondre.
Le sourire de Burt est donc sa dernière grimace virile de beau joueur, de même que le fait qu'il rengaine son révolver après un seul coup laisse entendre qu'il considérait la partie comme perdue pour lui, et qu'il mettait son point d'honneur à ne pas détruire mn père, qui en se montrant meilleur tireur, avalisait et valorisait toute sa conduite de pied-tendre. Pour Burt l'affaire n'était qu'un jeu face à son propre personnage. Dés lors que l'image qu'il avait de lui-même était faillible, le jeu s'arrêtait.
On peut ainsi expliquer pourquoi il ne cherche pas à tirer une 2ém fois lorsque mon père s'avance vers lui, et son sourire moqueur juste avant de mourir s'expliquerait aussi un peu dans ce sens là.
Poussé à ce duel inévitable malgré lui, mon père reste rageur d'avoir tué un homme qu'il appréciait au-delà de leurs antagonismes.
En jetant le revolver de Burt c'est comme si il le rendait, ce révolver, responsable d'avoir conduit son propriétaire à la mort.
Ma mère elle, est morte en croyant que Burt Lancaster a poussé le chevaleresque jusqu'à se laisser suicider par mon père pour sauvegarder au dernier moment les idées généreuses que mon père représentait. Ainsi était elle en mesure de garder son estime à mon père bourreau malgré lui, qui a été piégé par son adversaire. Mon père restait pardonnable d'avoir tué malgré lui.
Ainsi était-elle en mesure de décerner une médaille posthume à ce joueur de charme sans foi ni loi qui se rachetait au dernier moment dans un dernier geste qui devait pourtant lui couter la vie, il ne pouvait en douter.
Mais ma mère se trompait, mon père était plus rapide que Burt qui ne s'est montré chevaleresque qu'en rengainant son arme et que dans la mesure où il se jugeait lui-même comme perdant et donc indigne de survivre à son vainqueur: mon père.
Indigne aussi de s'acharner à essayer de le tuer alors que la partie était déjà perdue pour lui.
© Didier Bay