MUSES & MUSÉES

"MUSES & MUSÉES" - Didier Bay musagéte   (préface du livre par Jean-Baptiste Joly - 1993)

"Dois-je offrir la peinture des lieux saints? Mais alors je ne puis que répéter ce qu'on a dit avant moi: jamais sujet ne fut peut-être moins connu des lecteurs modernes, et toutefois jamais sujet ne fut plus complètement épuisé. Dois-je omettre le tableau des lieux saints?" Ainsi pourrait-on, paraphrasant cette interrogation de Chateaubriand dans son "Itinéraire de Paris à Jérusalem", se demander s'il n'en va pas de même pour le mystère de la féminité et pour sa présence, par le truchement des Muses, dans l'histoire de l'art. Dois-je offrir la peinture de ce mystère? Mais alors ... Dois-je omettre le tableau de la féminité?
Pour y répondre, Didier Bay nous emmène au musée, pas au Louvre ni à la Pinacothèque, encore moins dans le musée imaginaire de Malraux, mais dans le temple des Muses, là où elles vivent en chair et en os, et aussi à l'intérieur d'un livre puisque, selon Littré, le musée, c'est aussi le "titre des ouvrages qui renferment la gravure et la description des objets d'art rassemblés dans un musée". En 47 tableaux construits en triptyques, composés d'un nu mis en scène, photographié et encadré, d'un croquis de nu se référant au même tableau que la photographie et d'un petit texte d'une quarantaine de lignes, Didier Bay nous invite à mettre "à jour nos habitudes de perception de la peinture (ce pavé culturel) et de la foto (cette pute qui butine à tous les rateliers) et donc d'un consensus qui précéde / porte et / ou voile le regard". En citant ce court passage de l'introduction de Gaspar Didier Baydrich, alias Didier Bay "LES MUSES DÉNUDÉES", l'auteur de la présente préface se heurte déjà à la difficulté majeure que rencontre le commentateur ou l'exégète: le travail de Didier Bay produit son propre discours et laisse peu d'espace à une critique qui court le risque de n'être que répétition ou paraphrase. En outre, le lecteur l'aura sans doute remarqué, Didier Bay rédige ses textes selon un mode qui lui est propre et qui ne satisfait aux conventions ni de l'orthographe ni de la syntaxe.
Le texte du triptyque fait entendre la voix intérieure d'une femme s'exprimant à la troisième personne; elle suit le cheminement de sa pensée, sans revenir en arrière, ne se répète jamais, glisse sans cesse vers autre chose, entraîne le lecteur ailleurs, lui donne l'impression qu'il n'a pas suivi, qu'il ne sait plus où il en est. Dans un style narratif en constante digression, Didier Bay donne au lecteur un sentiment d'étrangeté en un lieu qu'il est pourtant censé bien connaître, - n'en est-il pas issu?: la féminité, où se loge pour lui le mystère de la sexualité. Certes les propos sont masculins, les termes génériques qui jalonnent cette préface également, lecteur, auteur, spectateur. Mais au-delà de l'exotisme de la féminité que Didier Bay prend pour objet, c'est le concept universel de diversité qu'il définit ici: "Le sujet épouse et se confond pour un temps avec l'une des parties de l'objet, et le Divers éclate entre lui et l'autre partie" écrit Victor Ségalen dans son "Essai sur l' Exotisme". C'est ce même Divers qui apparaît quand Didier Bay écrit au féminin.
A la première lecture la dysorthographie choque. En fait elle fonctionne selon un code précis parfois tout aussi contraignant et formaliste que l'orthographe généralement en usage. Dans son ensemble l'orthographe de Didier Bay a tendance à se rapprocher de la phonétique: les e muets en finale disparaissent ("balast inutil" nous dit l'avant-propos) les suffixes en -ique se simplifient en -ic (par ex. "érotic") sauf bien sûr les "arts plastiques" qui n'ont pas droit à cette mutilation puisque sans doute, ils en sont déjà victimes; les hommes et les femmes deviennent des "homs" et des "fems", on "fotografie" et décrit des "fénoménes" car les accents sont indifférenciés, simplifiés au seul é, utilisé également pour les e suivis de deux consonnes et prononcés é: "ésclave", "ésprit". Par une commodité évidente certains pronoms, adjectifs ou prépositions revenant fréquemment sont abrégés, "qlq" pour quelques, "ns" pour nous, "ds" pour dans etc ... Rares sont par contre les exemples de complication des règles comme les ç systématiques pour les sourd de "menaçé", "énonçé".
En introduisant sa propre grammaire, Didier Bay sait que les convenances orthographiques pas plus que les autres d'ailleurs, ne sauront le déranger, qu'il pourra sans retenue laisser digresser et filer sa pensée au gré de sa nécessité, qu'il n'aura à se soumettre à aucune autre convention que la sienne.
Dans un texte tapé directement à la machine à écrire, où les fautes de frappe sont extrêmement rares, où la mise en page est toujours parfaite, la saveur des mots est rendue plus intense encore par les accidents orthographiques, un "ésclave" est sans doute plus esclave encore avec un é que sans, l"'Afric" plus exotique, le sentiment "religieu" plus fort sans x, le froid plus "glaçé" avec une cédille et le "créateur maudit, envié" sera plus "haîe" quand il oblige le lecteur attentif à s'arrêter sur le mot, à le reconsidérer avec un î au lieu d'un i tréma.
Le dernier élément formel des textes de Didier Bay, leur construction en rectangle dont les côtés verticaux sont alignés à droite comme à gauche, oblige à couper les mots de manière stricte, au bout de 35 signes pour respecter le cadre, et de manière parfaitement aléatoire pour le texte et la grammaire; là encore le non-respect des règles renforce parfois le sens des mots et des phrases:
Dans la césure " ... le voile de l'hypocrisie mutilante ... " le lecteur ressent, grâce au h muet resté seul à la première ligne, autant la chute du voile de l'hypocrisie que la mutilation du mot lui-même.
Ainsi rédigés avec leur système d'orthographe, mis en page, justifiés dans des paragraphes rigoureux, les écrits de Didier Bay fonctionnent à l'intérieur de leur cadre rectangulaire non plus comme un texte qu'un typographe devra composer de façon linéaire mais comme une image globale, un tableau à reproduire en tant que tel.
Au milieu de la page, à gauche du texte-tableau auquel il ne se rapporte pas expressément, le dessin au trait en noir et blanc reproduit une peinture dans laquelle figure un nu. Ces dessins mettent à plat la dimension artistique d'oeuvres généralement connues, ne laissent plus apparaître que ce qui permet au visiteur de musée de les reconnaître et de les classer. Il ne reste plus à l'oeuvre d'art, arrivée à son degré zéro, qu'un squelette, son code de reconnaissance: une anecdote banale dessinée au trait, peut-être est-ce cela qu'un spectateur hypothétique, seulement sensible à la convention sociale du musée, pourrait en percevoir s'il n'était plus réceptif ni à l'érotisme de l'art, ni à ses propres sentiments? Certes, toutes les oeuvres qui servent de point de départ à cet exercice de copie et de transformation ne sont pas connues au point d'être immédiatement reconnaissables;
Aprés observation des dessins et confrontation avec l'original il apparaît que Didier Bay en prend volontiers à son aise avec l'aura de l'oeuvre d'art et son caractère présumé sacré: dans "L'apparition" de Moreau, la figure de Jésus Christ par exemple, se retire et laisse le champ libre au nu, de "L'Atelier du peintre" de Courbet il ne reste plus que le détail, central il est vrai, du nu féminin, dans le tableau de Makart les trois sens, l'ouie, la vue et l'odorat ont été intervertis. Le modèle des 47 dessins n'est pas l'oeuvre originale, comme on s'en doute, mais une reproduction photographique complète ou partielle, une carte postale redessinée, décalquée à la plume, simplifiée, sans détails ni valeurs.
Cette sorte d'épure constitue le canevas de la mise en scène de Didier Bay: grâce à la photographie, les Muses "rejouent la scène", placées dans une situation qui est à la fois celle du tableau, difficilement accessible, et celle de la vie quotidienne, dans un intérieur qui pourrait être celui de tout le monde. Comme les pensées de la narratrice, l'image photographique s'inscrit dans un cadre contraignant, celui de la peinture; il s'agit de remonter le temps pour retrouver l'émoi de la genèse du tableau, cette parcelle d'érotisme encore sensible dans l'original de l'oeuvre pour qui sait regarder. Le propos photographique est au moins aussi véhément que celui du texte ou de l'introduction, Didier Bay cherche à retrouver dans le cadre du tableau cette pulsion qui a amené l'artiste à créer; il crie au spectateur, toujours présent, de regarder, dans un intérieur un peu banal, semblable au sien, une femme sans visage qu'il connaît peut-être déjà, érotique, débarrassée du maquillage du musée et des conventions. Contrairement aux dessins qui , malgré leur banalité volontaire, renvoient au souvenir formel de l'oeuvre, les photographies mises en scène n'ont aucun lien visible avec leur modèle.
Même lorsque la pose est très proche de celle du tableau, par exemple pour Cagnacci, Titien, Delacroix ou Toulouse-Lautrec, la pauvreté du décor de la prise de vue rend tout rapprochement impossible: le drap plissé dans "L'espérance" de Puvis de Chavannes par exemple, a cédé la place à une table et une chaise, l'eau verte de la "Nymphe aquatique" de Renoir est remplacée par un simple lit.
Dans "L'Atelier du peintre" de Courbet la mise en scène de Didier Bay évacue les personnages secondaires et place le nu non plus au bord de la toile à laquelle travaille Courbet mais au bord d'un miroir qui reflète une partie du corps de la femme. Ce reflet est déplacé à l'endroit précis où, dans le tableau, le peintre se tenait assis. Le nu photographié reproduit avec une grande fidélité l'attitude du modèle de Courbet, mais il est sorti de l'atelier, le miroir ne renvoie que sa nudité, la situation du spectateur est alors celle du peintre seul face au modèle et à la toile. Il pourra alors percevoir lui aussi l'émotion dont procède tout processus de création artistique. A propos de ce tableau, le critique d'art français du XIXème siècle Castagnary indique que Courbet y fait figurer des personnages "en leur donnant la vigueur et le caractère réservés jusque-là aux dieux et aux héros, menant à son terme une révolution artistique". Didier Bay, tout aussi révolutionnaire, incite à la même vigueur et au même caractère le spectateur qui se laissera séduire par les Muses.
Dessin, photo, manuscrit tapé à la machine, trois modes de création et de reproduction étrangers les uns aux autres et qui ne livrent chacun qu'une parcelle du secret des Muses au musée. Pour en saisir la construction il faut se représenter les trois côtés du triptyque comme trois sources sonores émettant un son faible, à peine perceptible, peut-être situé au-delà des fréquences audibles pour l'oreille humaine. La juxtaposition de ces trois ultrasons simultanés amènerait l'auditeur à percevoir le secret des Muses dans les sons différentiels qui résultent de la superposition des fréquences.
Tous les voiles, les drapés pudiques, les pagnes et les paréos sont tombés, le nu lui-même est visible dans son complet dénuement; les autres personnages présents dans les tableaux, les convives du "Déjeuner sur l'herbe", les compagnons des Muses, Adonis, Jupiter, Héro et Amour ont disparu, le nu est seul dans son cadre, seul face aux visiteurs du musée qui passent au premier plan. Et malgré la distance qui sépare ces photographies du tableau, un infime détail, une main sur un sein chez Véronèse ou une jambe dans une "Odalisque" de Boucher amènent le spectateur à ressentir dans la photographie le même émoi que dans le tableau original.
Ce commentaire a considéré les triptyques de Didier Bay en allant de la droite vers la gauche, du texte vers l'image; la lecture en est dislexique, sans doute est-ce dû à l'attirance de l'auteur de ces lignes pour l'écrit. Mais bien sûr, la lecture de ces doubles pages fonctionne en va-et-vient, de la droite vers la gauche ou inversement, passant du dessin à la photographie, de la photographie à l'écrit. L'observation des photographies renvoie aux textes, aux pensées du modèle nu devant le peintre ou le spectateur: impénétrables, le nu et ses pensées ne sont accessibles que dans la perception conjointe du tableau photographique, du dessin et du texte. Le lien et la cohérence entre les trois éléments du triptyque s'accomplissent dans leur lecture croisée: si au premier abord le texte avait un statut d'image, s'il semblait étranger à l'iconographie, aprés analyse on le voit entrer dans le triptyque non plus seulement comme une stèle mais aussi comme un texte dont le sens, en regard du tableau, éclaire le mystère et le Divers de la féminité.
Nées des neuf étreintes de Zeus et de Mnémosyne, les Muses ne sont pas des anges mais des déesses bien vivantes, jeunes, belles et enjouées qui ont leur place dans les festins et les réjouissances des dieux. A la fois iconoclaste et iconogène, Didier Bay musagète les met à nu et les débarrasse du voile de poussière dont les musées les avaient recouvertes. C'est à nous, lecteurs, qu'en signe de gratitude elles acceptent de s'offrir.
        ©Jean-Baptiste Joly 1993
Avec l'autorisation de Jean-Baptiste Joly.