SÉDIMENTS 1944-1997 (à propos)

"SÉDIMENTS 1944-1997"  (préface du livre par Enrico Lunghi -  février 1997)

J'ai rencontré Didier Bay pour la première fois en 1994. II cherchait alors, à Luxembourg, des habitations à filmer dans le cadre de son travail vidéo Les intérieurs. Le critique d'art Jérôme Sans, qui suit son parcours depuis plusieurs années, lui avait communiqué mon adresse.
Je me demandais comment Didier Bay allait s'y prendre pour filmer un appartement qu'il ne connaissait pas et comment cela s'insérerait dans l'ensemble de la série. Je compris un peu mieux lorsque je le vis, après une rapide inspection des lieux, traverser les pièces, sa caméra Hi 8 à bout de bras, plus à la main qu'à l'oeil, raser les murs ou le sol, s'attarder sur un meuble, un objet, les draps, un livre sur l'étaqère, en s'en approchant le plus possible avec son objectif, le tout d'un trait, sans coupures, et sans hésitation. Le désordre dans la cuisine, vestige d'une fête entre amis la veille, le ravit. L'opération avait duré moins de dix minutes.
J'essayais alors d'imaginer le résultat. De toute évidence, je ne reconnaîtrais guère mon appartement dans la vidéo, s'il m'était présenté parmi des dizaines d'autres. Le parcours filmé ressemblait à ce que pourrait être le vol à l'aveuglette d'un gros insecte entré par hasard par une fenêtre ou une porte entr'ouverte. Rien qu'en me laissant le regarder faire, Didier Bay m'avait offert un regard nouveau sur un intérieur qui m'était pourtant familier. Il m'est arrivé souvent depuis, de penser aux images qu'il a enregistrées et que je n'ai toujours pas vues.
Je crois que nous avons sympathisé d'emblée. A ma grande surprise, il m'apprit qu'il séjournait souvent à Luxembourg. Ainsi, les moments passés ensemble se multiplièrent, et peu à peu, l'intérêt pour son travail grandit en moi. Les quelques oeuvres, associant photographies et textes, que j'avais vues chez sa compagne, Linette, m'avaient parues hermétiques au premier abord, mais leur poésie complexe m'avait intriguée. Un jour, Didier me laissa, pour consultation, un exemplaire de Wet Dreams. Quelque temps passa avant que je pus le parcourir en entier. Lorsqu'enfin je m'y plongeais, je fus subjugué. Il me semblait, au fur et à mesure que j'avancais dans la vision / lecture de ce reportage / fiction sur !es interminables routes americaines et les inévitables motels qui les accompagnent, que l'image et l'écrit mettaient à nu les représentations mythiques du rêve américain et dévoilaient les mécanismes de l'irrésistible séduction, que durant des décennies elles ont exercée.
Du moins est-ce ainsi que je commencais à comprendre Wet dreams. L'automobile reine, les grand horizons, la publicité omniprésente, mais aussi l'anonymat des chambres d'hôtels, stéréotypées comme la sentimentalité affichée dans la production cinématoqraphique hollywoodienne - que l'indispensable téléviseur colporte dans chaque intérieur - sont autant de poncifs qui correspondaient à la représentation mentale que je me faisais des Etats-Unis.
Mais les lettres à Caspar qui accompagnent chaque triade d'images ajoutaient d'autres dimensions: considérations sur l'art, la société, les événernents politiques et les préoccupations personnelles s'entremêlent dans cette étrange correspondance avec un personnage fictif, Caspar Baydrich, peut-être issu d'une longue confrontation avec l'iconographie très codée du grand-peintre-philosophe romantique allemand dont on devine le nom. En tous cas, la rencontre, même imaginaire, entre Didier et Caspar s'est faite lors du séjour à Berlin de l'artiste entre 1979 et 1982. Inutile de dire qu'à partir de ce moment, je ne pouvais m'empêcher de déceler quelque trait romantique dans tout l'oeuvre et le personnage de Didier Bay.
Sa facon de ne jamais m'imposer son travail me séduisit: il me le proposait par bribes, attendant que j'en demande davantage. Je recevais de temps en temps une carte postale avec la reproduction d'une de ses photographies. Attitude plutôt rare parmi nos contemporains, dont beaucoup d'artistes, il n'était pas pressé: il semblait cultiver le temps comme on cultive une relation, le laisser faire, l'utiliser «comme un allié», devait-il me confier bien plus tard.
                                                                                                      
Or le temps semble avoir, dans son travail, ses modalités propres, un rythme particulier, en décalage complet avec le passage du temps réel, disons celui auquel, par convention et de peur d'être coupé des autres, tout le monde se réfère: Didier Bay écrit au et du présent, du passé ou du futur, passant parfois de l'un à l'autre sans souci de cohérence. Télescopaqe des temps, tout comme celui des espaces d'ailleurs: en certains cas, il est difficile de déceler quand et d'où Didier ou Caspar parlent. Difficile aussi de savoir si le texte qui côtoie l'image lui est antérieur ou postérieur, s'il la commente ou s'il se laisse librement inspirer par elle, ou si l'association des deux est purement fortuite, due à une simple inflexion de la pensée, à une saute d'humeur, à une intuition fulgurante.
                                                                     
J'entrais peu à peu dans l'intimité d'un personnage. Je veux dire par là que Didier Bay me livrait un monde intérieur à travers les multiples fissures qui rompent la surface lisse des apparences. Le leurre, c'est l'unité de temps, l'unité de l'espace, l'unité de langage. Comme si chacun n'avait pas son temps, son espace et son langage, qui ne sont en rien réductibles à ceux des autres. Ainsi, l'orthographe particulière, avec ses accents inhabituels et ses coupures de mots irrégulières, ne m'irritait plus: elle devenait un chemin plein de surprises, une musique surprenante, alors que l'excès de codification dans la vie courante réduit souvent le langage à sa seule fonction de transmission d'informations, c'est-à-dire à un désert sans charme. En fin de compte, cette approche individuelle, personnalisée et particulière du temps, de l'espace et du langage est peut être l'ultime résistance qu'une personne puisse opposer aux conditionnements et aux déterminismes qui, insensiblement, uniformisent les facons d'être au monde dans une sociéte où, paraît-il, règne l'individualisme.
Absorbé par d'autres tâches, je ne me consacrais à son travail que lorsque j'avais quelque répit. Autant dire très peu souvent. Mais impossible de faire autrement: en effet, ses photographies demandaient à être vues et revues, et à chaque fois, le parcours imaginaire auquel elles m'invitaient était différent, les associations qu'elles éveillaient plus riches, les réflexions qu'elles engageaient plus complexes; ses courts récits, eux, ne se donnaient guère à la première lecture mais entretenaient un dense réseau de références inter-textuelles, et souvent, au bout de dix pages, je relisais la première avec d'autres yeux. D'une manière un peu pompeuse, je dirais que les images de Didier Bay m'incitaient à mieux lire et ses textes à mieux voir.
Or si les images et les textes réclamaient de l'attention, exigeaient beaucoup de rigueur dans la lecture et la réflexion, je commencais à découvrir la même rigueur et la même exigence chez l'artiste, envers lui-même d'abord, mais aussi envers les autres. Le moins que l'on puisse dire, c'est que Didier Bay ne contribue guère à la superficialité ambiante, ni par ses oeuvres, ni par son rapport aux autres: lors de la préparation de son exposition, cette rigueur et cette exigence parfois agacantes m'ont souvent aidé à mieux cerner mon rôle et à mieux saisir les dangers d'un système qui tend à faire des artistes, de l'art et de son exposition, davantage une question de gestion de calendrier, de budget, d'espaces et de relations sociales que d'interrogations, d'ouvertures, de rêves et de limites à transgresser.
C'est lorsque je lui rendis visite dans son garage / atelier / studio que je me rendis vraiment compte de la signification du document brut dans son oeuvre: des centaines de cartons d'archives, bien rangés et datés malgrés l'exiguite des lieux, contenaient des photos, des reproductions, des vidéos, des documents divers, recueillis au fur et à mesure des rencontres, des voyages, des situations, et qui sont autant de matières premieres pour élaborer, selon des modalités toujours renouvelées, ses recueils iconographiques et textuels. La sédimentation de matériaux accumulés y devenait palpable. Depuis ses premières séries, où il photographiait sa rue à partir de sa fenêtre, jusqu'aux récents photomontages associant intérieurs, paysages, corps feminin, tableaux de maîtres et images télévisées, en passant par sa collection de visiteuses de musée, de mannequins de vitrines, de médaillons de défuntes - pour ne citer que celles-là - Didier Bay n'a cessé de puiser dans l'environnement urbain, social et iconographique quotidien pour sonder et faire le partage entre les mécanismes perceptifs engendrés par une société soucieuse d'égaliser les regards et la perception individuelle, personnelle, intuitive et libre, qui ne se manifeste que dans les rares moments de lucidité, où elle s'affranchit de ses figures imposées.
Je crois que Caspar l'aide beaucoup en cela: de sa sphère ineffable, cet interlocuteur attentif mais sans complaisance, observe les mouvements et suit les pensées de Didier Bay, l'aide à prendre du recul par rapport au quotidien, au social, a l'artistique, et le met en garde face à tout acquis, tout habituel, tout arbitraire, tout ce qui commence à ne plus avoir qu'une valeur d'usage et non de sens. Mais d'autres Muses encore se soucient de toujours lui ouvrir de nouveaux chemins, de toujours lui indiquer d'autres points de vue et veillent a ce qu'il ne s'attarde pas trop sur un objectif déjà atteint: Peggy, Carla, Barbara, Carmen... même imaginaires, ces personnages n'en constituent pas moins un dispositif réel de remises en question et de recherches permanentes, de visions et de lectures constamment reconduites. Ne jamais cesser d'essayer, de s'essayer: se dire, simplement, mais donc jamais pareillement, puisqu'on n'est plus le ou la même après avoir lu un texte, parcouru une image, vécu une journée. Cette attention exacerbée portée à soi-même est peut-être aussi la preuve d'une immense générosité envers les autres: que peut on offrir de plus qu'un autre regard ?
                  © Enrico Lunghi février 1997
Avec l'autorisation de Enrico Lunghi.